Pouvoirs et élites africains ont été les partenaires actifs de la traite (interview de Roger Botte)
"Pouvoirs et élites africains
ont été les partenaires actifs de la traite"
Roger BOTTE
Anthropologue, chercheur au Centre d'études africaines (CNRS-EHESS), Roger Botte, 62 ans, a d'abord travaillé sur les systèmes étatiques précoloniaux au Burundi et en Mauritanie. À partir de 1984, il étudie l'ancien État négrier de Fouta Jalon, en Guinée. lors d'une enquête sur les chanteurs, musiciens et acrobates de cette région, pour la plupart d'origine servile, il s'oriente vers l'étude de l'esclavage interne à l'Afrique. À la tête d'une équipe internationale, majoritairement composée de chercheurs africains, il a coordonné l'édition du Journal des africanistes, paru en avril 2001 sous le titre "L'ombre portée de l'esclavage : avatars contemporains de l'oppression sociale".
- Des États africains réclament à l'Occident des "réparations" pour la traite négrière qu'ils réduisent à la traite transatlantique. Pour justifiée que puisse être cette revendication, ne se fonde-t-elle pas sur une simplification du passé ?
- En effet, comment évaluer le préjudice causé par le commerce d'êtres humains et dire qui doit payer - et à qui ? Trois grandes traites ont affecté l'Afrique : deux traites pratiquées par les Arabes jusqu'au XXe siècle, l'une transsaharienne, l'autre orientale ; puis une traite transatlantique qui est le fait des Européens à partir de 1444 et qui s'amplifie au milieu du XVIIe siècle, avant de s'achever officiellement en 1807, mais qui continue en fait, illégalement, bien après.
C'est de cette seule traite transatlantique dont il est question. Or, les deux autres ont été plus précoces, plus durables et leur ponction démographique - entre douze et quinze millions de personnes - probablement équivalente. Dans tous les cas, pouvoirs et élites africains en ont été les partenaires actifs. En outre, au XIXe siècle, les djihads [guerres saintes] ouest-africains ont alimenté une traite interne considérable.
- L'historiographie de l'esclavage est jalonnée de tabous et d'interdits. Comme faut-il s'expliquer l'occultation du phénomène, en Afrique et dans les pays occidentaux ?
- L'occultation de l'esclavage interne aux sociétés africaines est largement partagée. Je vois deux raisons aux connivences qui oblitèrent le sujet : d'une part, l'abolition de l'esclavage est le fait des pouvoirs coloniaux, et les Africains n'en sont nullement les acteurs ; d'autre part, avec l'opposition colonisé/colonisateur s'est établie une analogie entre inégalité de l'esclavage et sujétion politique. Dans des contextes marqués par les luttes pour la décolonisation puis par l'idéologie tiers-mondiste, la vision de la domination coloniale comme métaphore de l'esclavage excluait toute tentative d'étudier l'esclavage réel. Aujourd'hui, en parler contredit une certaine image de la modernité africaine incompatible avec l'opprobre associé à l'esclavagisme. Enfin, comment légitimer la demande d'une indemnisation compensatoire et expiatoire, si l'on reconnaît l'existence chez soi de pratiques serviles ?
- Le marxisme avait érigé le "nègre marron" en une figure emblématique du révolté brisant ses chaînes. La fin de la guerre froide a-t-elle modifié la perception de l'esclavage ? [le "nègre marron" est celui qui s'enfuit pour vivre en liberté]
- Le marxisme a substitué une approche économique et institutionnelle à une autre qui abordait l'esclavage d'un point de vue moral, dans la tradition des théologiens et des philosophes. L'esclave révolté, dont Spartacus est le modèle, a pu illustrer la fameuse proposition sur la lutte des classes. Quant au nègre marron, voyez Hugo et son admirable Bug-Jargal. Désormais, le nègre marron offre une autre représentation de l'histoire de l'esclavage : il manifeste la réappropriation de soi.
- La démocratisation en Afrique, depuis la chute du mur de Berlin, ouvre-t-elle de nouvelles perspectives à des segments de population auparavant exclus du jeu politique parce que considérés comme étant "d'origine servile" ?
- Depuis les années 1990, nombre de groupes d'origine servile tentent d'imposer, notamment en Afrique de l'Ouest, un débat assez subversif : comment des États à prétention démocratique peuvent-ils concilier l'exigence fondamentale de la citoyenneté et la persistance de systèmes d'inégalité, de représentations stéréotypées qui alimentent un racisme ordinaire à l'égard de l'ancien esclave ou de ses descendants ? Lors du conflit opposant la Mauritanie au Front Polisario, l'enrôlement massif dans l'armée mauritanienne d'affranchis, leur prise de conscience, ont contribué à la formation, en 1978, du mouvement El-Hor - qui veut dire "homme libre" - et à l'ultime abolition, en 1891, de l'esclavage en Mauritanie.
- Ailleurs, l'abolition de l'esclavage a été présenté, rétrospectivement, comme une concession de l'Occident à une pression émancipatrice émanant de l'Afrique. N'est-ce pas plutôt le contraire ?
- En Afrique, la France interdit la traite négrière interne en 1902, puis l'esclavage en 1905. Dans les faits, il faut attendre les lois de 1946 sur l'abolition du travail forcé et la citoyenneté pour voir l'esclavage véritablement aboli. Jusque-là, le colonisateur a appliqué avec parcimonie les mesures édictées, essentiellement, pour ménager des pouvoirs coutumiers pour lesquels l'idée d'émancipation était probablement incompréhensible : son universalité, proclamée par les nations européennes, échappe à des sociétés où la question de la licéité de l'esclavage n'est même pas posée. D'ailleurs, mesures d'abolition et conquête concomitante se conjuguent pour nourrir, presque partout, la résistance : la dénégation par les pouvoirs africains du bien-fondé de l'abolition facilité leur mobilisation contre le colonialisme.
- L'abolition de la traité négrière transatlantique, en 1807, n'a donc pas marqué la fin de l'esclavage. D'où vient la pertinence sociale de la relation maître/esclave, malgré l'abrogation juridique de l'esclavage ?
- Il faut bien distinguer traite et esclavage. L'abolition de la traite transatlantique en 1807 par les Anglais, puis par d'autres nations, ne marque pas la fin de l'esclavage. Pour la France, l'abolition date de 1794, puis de 1848, après le rétablissement de l'esclavage par Bonaparte. Pour l'Afrique, on a vu les atermoiements coloniaux puis les dénégations de l'ère des indépendances.
En Afrique, la grande différence avec Rome, où la macule servile disparaît au plus tard dès la deuxième génération, tient sans doute au fait que le stigmate y est fondé sur un préjugé biologique : l'individu reçoit de ses ascendants les caractères qui le discriminent et qu'il transmet à son tour à ses descendants. D'où, pour ceux-ci la difficulté indéfiniment renouvelée de se faire reconnaître comme personnage à part entière.
- Finalement, l'esclavage est un phénomène très moderne. Quels sont les avatars actuels qui existent en Afrique et en Occident ?
- En Afrique, outre les formes canoniques de l'esclavage, le travail des enfants est omniprésent et obéit rarement à une logique salariale. Une nouvelle traite s'est également développée qui conduit des milliers d'enfants de pays pourvoyeurs vers des pays "employeurs" comme la Côte d'Ivoire, le Nigeria ou le Cameroun.
En France, à côté de l'esclavage des femmes de l'Est obligées de se prostituer, on trouve, de manière plus souterraine, plusieurs milliers de personnes en situation d'esclavage domestique. Des fillettes venues du Sud et contraintes au travail qui subissent violences psychologiques et violences physiques. On les trouve dans tous les milieux : diplomates, familles immigrées, bourgeois bon chic bon genre.
Propos recueillis par Stephen Smith, Le Monde, 31 août 2001.
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